culture ciné
Les liens du souvenir.
Découverte en 1997 avec un magnifique premier film, Suzaku, la cinéaste japonaise Naomi Kawase creuse depuis le sillon d'une œuvre exigeante, alternant documentaires et fictions, où elle touche à l'universel en explorant sa propre histoire, intime et familiale. Shara, son troisième long-métrage, explore les béances ouvertes par la disparition d'un enfant mais capte aussi ces fragiles instants de bonheur grâce auxquels la vie reprend son cours.
L'ouverture
du film secrète une atmosphère étrange et fascinante par l'entremise
d'un plan-séquence lent et cotonneux, distillant des images
au ralenti, comme si le temps freinait sa fuite, avant l'énigmatique
disparition d'un enfant, le jumeau de Shun qui, désormais, devra
vivre avec cette déflagration affective, ce traumatisme inguérissable.
Peu avant que son frère ne se volatilise au détour d'une ruelle
de Nara, capitale historique du Japon, Shun lui aura demandé
: "où tu vas ?" et le spectateur se pose la même question à
propos du film tant la cinéaste préfère napper Shara d'une gangue
mystérieuse dont les contours flottants séduisent ou irritent
mais ne laissent pas indifférents.
Irréductible aux codes narratifs cinématographiques hérités de la littérature, Shara s'échappe, et nous échappe parfois, sur des territoires novateurs où scènes à la frontière du documentaire (un rite bouddhiste, les préparatifs et la fête de Basara) côtoient des fragments de fiction familiale (le père perpétue la tradition familiale de la fabrication de l'encre de Chine tandis que la mère, enceinte, accouchera d'un fils), le tout ponctué d'images indéchiffrables, collusions visuelles fécondes en osmose avec les variations climatiques.
Une œuvre audacieuse, libre et surprenante, mais qui requiert une extrême attention sous peine de rester en plan. Pourtant, ce sentiment d'un film éclaté, aux mouvements ondulatoires et au rythme alangui, s'estompe peu à peu pour disparaître à mesure que son épilogue approche et le spectateur s'approprie alors doucement ses richesses. Un film entre ombre et lumière (les idéogrammes que dessinent le père sur une feuille blanche), oscillant entre zones obscures (les non-dits, le refoulé familial) et moments lumineux où les personnages tentent de vivre en paix avec les souvenirs douloureux "qu'il faut oublier".
Shara fascinera ceux que les audaces de la création, affranchie des contraintes d'un récit classique, n'effraie pas. Certes, Naomi Kawase perd parfois en cohérence ce qu'elle gagne en indépendance mais l'évidence de son talent à dévoiler les infimes palpitations du coeur et les infinies vibrations de l'âme humaine, laisse pantois.