culture ciné
Andrei Zvaguintsev a réalisé ce film d'après un scénario que lui a fait lire son producteur.Il a procédé à plusieurs changements, et le résultat final est très éloigné du scénario initial."En effet, au départ le film était construit sur des flash-backs qu'avaient deuxquinquagénaires russes pêchant au bord d'un lac américain se remémorantleur enfance. Les enfants s'appelaient Archil et David, or je tenais toutparticulièrement à Ivan et Andreï. Le scénario était parsemé de momentsvisuellement forts qui étaient faits pour capter l'attention du spectateur(...) A mon sens, le spectateur devait assister en direct aux événements (d'où l'importance du temps qui s'écoule et de ce découpage en sept jours, qui n'existait pas dans le scénario original), sans aucun des a priori qu'auraient donnés les films de genre. Mais je n'en veux pas aux scénaristes d'être partis dans cette direction, compte tenu des images qui nous envahis depuis dix ans", explique le cinéaste. | ||
Et vous êtes donc monté à Moscou ?
Oui, juste après l’armée. Et j’ai été reçu, en 1986, au concours d’entrée
du fameux institut moscovite, dans la classe d’Evgueni Lazarev, avec
comme enseignant principal Levertov – l’un des meilleurs enseignants
au monde, à en croire à l’époque la presse spécialisée américaine…
Il se trouve qu’il voulait créer une troupe pour un théâtre, rue
Malaïa Bronnaïa. Pour différentes
raisons, il n’a pas pu le faire, mais cet enseignement dirigé vers un but
précis m’a été capital.
Cela ne m’a pas empêché d’aller voir d’autres enseignants, comme le grand acteur Alexandre
Kaliaguine… Je suis sorti diplômé du GITIS en 1990, mais n’ai intégré aucune troupe de théâtre
d’État. Cela ne se faisait évidemment pas, puisque tout le monde en rêvait. Même Mark
Zakharov, le célèbre directeur du théâtre Lenkom de Moscou, me voulait, mais j’ai refusé.
En fait, ce refus avait deux motifs : le premier, c’est que, en vivant à Novossibirsk,
j’avais compris comment fonctionnait une troupe attachée à un théâtre et ce type
de vie et de travail ne m’intéressait pas ; le second, c’est que j’étais dévoré d’ambition. Un ami
et moi avions décidé de nous lancer dans une forme de théâtre expérimental qu’on pourrait
qualifier d’expériences théâtrales. Nous avions monté Dostoïevski, Hamlet, En attendant
Godot de Beckett… comme ça, dans l’espace, sans avoir de lieu. Et, en absence de sponsor,
nous n’avons pas pu nous produire en spectacle.
Mais comment viviez-vous ?
Je m’étais trouvé un emploi de concierge dans un immeuble juste en
face du GITIS, et étais donc logé dans ce sublime immeuble de
1825 avec de hauts plafonds et d’immenses fenêtres. Mon deux-pièces
était devenu une sorte de lieu de rendez-vous des étudiants de théâtre.
J’y suis resté quatre ans, jusqu’en 1993. En fait, durant toutes ces années,
j’avais un ami qui avait fait ses études d’opérateur au VGIK
(l’Institut de cinéma de Moscou)
et qui s’était mis à tourner des pubs et des clips. Sachant mes capacités de mise en scène, il
m’avait fait plusieurs propositions que j’avais toutes déclinées. Mais lorsque je fus renvoyé
de cet emploi de concierge et que j’ai dû quitter ce fameux deux-pièces, les problèmes financiers
furent tels que j’ai parfois été obligé de faire la manche ; je n’avais plus de quoi m’acheter du pain.
Il faut dire que l’année 1993 fut sans doute la plus dure de l’histoire de la Russie après la
perestroïka. J’ai donc fini par dénicher une commande pour faire la pub d’un magasin
de meubles, ai écrit le scénario, pris mon ami opérateur, me suis donc improvisé réalisateur
et la pub s’est faite. Puis elle en a entraîné d’autres, mais au final j’en ai tourné, par choix, très peu.
En revanche, les honoraires que je touchais, bien qu’ils ne fussent pas très grands, me
permettaient de vivre quelques mois. C’était en fait la première fois de ma vie que je touchais
une caméra. Il faut dire que, parallèlement à toutes ces activités, j’avais, depuis 1988, la
possibilité d’aller voir au VGIK les classiques mondiaux et ne m’en suis pas privé. Mais le
choc, je l’ai eu avec L'avventura d’Antonioni. Je me souviens parfaitement des sensations que
j’ai eues : Sandro, le personnage masculin, s’avançant vers Monica Vitti et répondant à sa question
: «Non, je ne t’aime pas» et s’en allant, laissant en plein champ le chambranle de la porte.
J’ai eu envie qu’il revienne pour dire : «Je plaisantais», et il est revenu et l’a dit ! Je me rappelle
avoir eu envie à un moment précis de la voir sourire, et elle a souri ! Le grand metteur en scène
russe, Roustam Khamdamov a dit un jour que L’avventura représentait le sommet du Septième
Art et que celui-ci déclinait depuis lors… J’ai ainsi découvert toutes les années soixante : du
Procès de Welles à Rocco et ses frères de Visconti, tous les chefs-d’œuvre les uns derrière
les autres ! Et Rohmer, aussi, si loin de ce que je fais, mais que j’aime tant. À partir de 1993,
j’ai continué cet apprentissage au Musée du cinéma de Moscou et me suis mis à acheter toute
la nouvelle littérature analytique qui paraissait sur le cinéma, et j’ai tout dévoré.
Et vous avez arrêté le théâtre ?
Pas du tout. J’ai joué dans deux spectacles privés, sortes de
laboratoires théâtraux. C’était La Marelle de Julio Cortàzar
et Un mois à la campagne de Tourgueniev. On les a joués
un peu partout dans, parfois, des lieux impossibles de Moscou.
Durant les dix années qui viennent de s’écouler, ce sont les
deux seuls spectacles que j’ai joués. On a même joué Un mois à
la campagne en France,
au théâtre de Béthune, à l’été 2001. En fait, avec le temps, j’ai fini par changer :
moi qui étais un animateur, un agitateur, j’ai fini par me renfermer et par être avare de mes paroles.
Mais comment avez-vous donc fini par être repéré
par Dmitri Lesnevski, votre producteur, qui
est avant tout l’un des cofondateurs de la chaîne de
télévision russe Ren-TV ?
L’une des personnes les plus influentes au sein de cette chaîne,
le documentariste Vitali Manski – qui habitait juste au-dessus de
Vladimir Michoukov, ce sublime photographe qui a fait les photos
de la fin du film – m’a appelé un jour, en 1997, après avoir vu mes pubs,
pour me confier une
série de spots vantant la chaîne Ren-TV… sur la chaîne Ren-TV. Je les ai faites, puis, en
2000, devant l’audimat croissant que remportaient les nouvelles séries russes
produites par les chaînes concurrentes, Dmitri Lesnevski a décidé d’en produire une à son tour
pour sa chaîne et m’a confié la réalisation de 3 épisodes sur les 12 commandés de
La Chambre noire. C’est quelqu’un d’extrêmement important pour moi ; il est rapide
à prendre des décisions qui, compte tenu de sa position, pourraient le mettre en
porte à faux et a gardé une spontanéité tout à son honneur. À la suite de ces trois épisodes
– sachant que sur l’un d’eux j’ai pratiquement refait le scénario avec son accord –,
il m’a demandé de faire un film.
Et vous vous êtes mis en quête d’un scénario…
Oui, en novembre 2000. On en a lu beaucoup, j’en ai même écrit
un qu’il a refusé, puis il est tombé, en janvier 2001, sur celui du
Retour qui l’a beaucoup touché. Je l’ai lu, y ai trouvé des choses
qui me touchaient aussi, mais le scénario initial est très loin,
dans sa forme, du résultat final. En effet, au départ, le film
était construit sur des flashes-back qu’avaient deux quinquagénaires
russes pêchant au bord d’un lac américain se remémorant leur enfance…
Les enfants s’appelaient
Archil et David, or je tenais tout particulièrement à Ivan et Andreï… Le scénario était
parsemé de moments visuellement forts qui étaient faits pour capter l’attention du spectateur…
On a même tourné une scène de quasi-accident avec un camion dont je savais que je ne la
garderai pas au final (je l’ai retrouvée presque à l’identique plus tard dans Insomnia avec
Al Pacino, alors que ce film n’existait pas encore). Bref, le genre du film était aux antipodes
de ce que je voulais faire. À mon sens, le spectateur devait assister en direct aux événements
(d’où l’importance du temps qui s’écoule et de ce découpage en sept jours, qui n’existait
pas dans le scénario original), sans aucun des a priori qu’auraient donnés les films de genre.
Mais je n’en veux pas aux scénaristes d’être partis dans cette direction, compte tenu
des images qui nous ont envahis depuis dix ans. La fameuse boîte du père, dans le scénario
original, était un objet convoité par des bandits et le spectateur finissait par en apprendre
le contenu ! Les ressorts événementiels prenaient le pas sur la dramaturgie pure. Et là, Dmitri
Lesnevski m’a offert la même chance que sur le troisième épisode de La Chambre noire : faire
ce que je voulais de ce scénario. Et je dois dire que les scénaristes ont entériné toutes mes
propositions et m’en ont fait d’autres intéressantes. Nous avons imaginé plusieurs fins et
nous sommes arrêtés sur cette série de photos en sélectionnant et en classant quelques
dizaines sur les mille cinq cents en noir et blanc qu’avait faites Vladimir Michoukov durant
le tournage. Le choix, le montage de ces photos et le tempo de leur défilé m’ont paru mille fois
plus compliqués que le montage des images animées.
Comment s’est passée la préparation ?
Lesnevski m’a dit, au tout début de l’été 2001, que, maintenant
que le scénario était prêt et qu’il avait réuni 200 000 dollars,
ce qui lui semblait suffisant pour ce film, on pouvait tourner.
Il a donc engagé un premier producteur exécutif, qui n’était
pas du tout professionnel, puis un second, avant d’engager
Elena Kovaliova qui a réestimé le budget à 405 000 dollars.
Bref, le 1er septembre 2001, on est partis en repérages autour du lac
Ladoga et, parallèlement,
à Saint-Pétersbourg et à Moscou, on s’est mis en quête des acteurs, et notamment des enfants.
Cela a duré jusqu’en mai 2002. Pour le rôle du père, j’avais gardé en mémoire une
adaptation théâtrale très avant-gardiste du Revizor de Gogol que j’avais vue en 1992 avec
quatre filles et cinq garçons, qui venaient dire chacun une réplique au moment où ils le
«sentaient», à la limite de la transe, sachant qu’ils savaient tous la totalité de la pièce
par cœur. Konstantin Lavronenko était de ceux-là. On l’a retrouvé dix ans plus tard au théâtre
Satyricon. Lorsque je lui ai demandé pourquoi il n’avait pas fait de grande carrière théâtrale,
il m’a répondu que, à un moment, il avait eu honte de se produire sur scène. Cela nous
a rapproché, car un sentiment analogue m’avait envahi et c’est pour cela que je n’ai pas
fait de carrière théâtrale moi-même. Il n’avait eu qu’un rôle au cinéma, en 1984, mais
me disait n’avoir aucun rapport avec le cinéma…
Trouver les enfants vous a demandé des
mois de recherches ?
Oui, on en a auditionné des centaines, et j’ai fini par m’arrêter
sur trois garçons : un pour le rôle d’Ivan et deux pour celui
d’Andreï. Si je n’ai jamais eu aucun doute sur Ivan Dobronravov
pour le rôle d’Ivan, car je sentais qu’il tiendrait le rythme
jusqu’au bout, il n’en a pas été de même pour Vladimir
Garine (Andreï). Je sentais chez cet adolescent, qui avait été
gravement traumatisé
pour avoir été renversé par une voiture et en gardait des séquelles profondes,
un manque d’attention qui me mettait en risque permanent, mais j’ai pris le risque
et, je crois que j’ai eu raison. Andreï avait en revanche une oreille musicale très
développée, était musicien, avait déjà doublé en russe des personnages de dessins
animés (dont le film américain Les 101 Dalmatiens), joué au théâtre et voulait
devenir baryton, même si son quasi-autisme le handicapait fortement. J’avais décidé
de lui faire passer un test avec la scène de la plage lorsque le père le frappe, et
j’ai compris là quelle était la profondeur de cet adolescent.
Si j’en parle aujourd’hui à l’imparfait, c’est parce qu’un drame est venu nous endeuiller.
Nous avons commencé le tournage le 25 juin 2002 et j’ai décidé de montrer le film à l’équipe
pour la première fois le 25 juin 2003. Nous avons envoyé des mails et avons appelé les
techniciens et les acteurs pétersbourgeois pour qu’ils viennent à Moscou. Il n’est pas venu.
Nous avons appris trois jours après qu’il n’avait pas reçu le mail et qu’il avait décidé de fêter
le cadeau qu’un de ses amis venait de recevoir, un bateau gonflable, en allant canoter sur
un lac près de chez lui. Monté seul à bord, il a plongé au milieu du lac et s’est noyé.
Son corps a été retrouvé quelques jours plus tard…
Vous avez donc commencé le tournage en juin 2002.
Oui. Nous avons tourné quarante jours. Le tournage a été
difficile, pour des raisons à la fois financières (il n’était pas
question de dépasser la somme impartie) et techniques :
de fait, les effets sont nombreux, la pluie, le vent, le lac,
bref, tous les éléments mis à contribution dans un film à
petit budget. Nous avons même, cas rarissime, tourné en
studio sur les plateaux du VGIK, les studios moscovites
classiques étant trop chers
pour nous. Nous avons terminé le tournage le 2 août, puis avons tourné ce qui
nous manquait en septembre ; les images subaquatiques du début, nous les avons
tournées en novembre sur un petit lac près de Moscou, dans le village qui a vu
naître notre poète Essenine. J’ai utilisé près de 23 000 mètres de pellicule, que je
me suis attelé à monter au mois de novembre. Cela m’a pris trois mois pour
monter, avant de passer à la sonorisation (il y a moins de dix pour cent de son
direct), puis au mixage que j’ai terminé le 19 mai. Jusqu’à cette toute première
projection sur copie zéro le 25 juin…
Nombreux ont été les journalistes à Venise à
tenter d’obtenir votre propre interprétation de
cette histoire, or je sais que vous souhaitez que
le spectateur se fasse sa propre opinion. Si,
néanmoins, d’un mot vous deviez en commenter le sujet…
Je dirais qu’il s’agit de l’incarnation métaphysique du mouvement
de l’âme de la Mère au Père.
Le Retour, le site du film.